Ok, mais je vous préviens que je risque de m'emballer sur le clavier, et d'être donc un tantinet long ^^
Après réflexion, je décide d'entamer le débat en abordant ce qui fut - et est probablement toujours - l'un de mes sujets d'étude les plus chers : vie et souffrances du soldat en temps de guerre. Il ne s'agit donc pas ici de parler stratégie, tactique, armement, politique, etc... Non, le but de ce type d'étude n'est "que" de se pencher sur l'homme de troupe :
poilu en France,
landser en Allemagne,
frontviki en Russie, qu'importe sa nationalité ou son niveau social puisque, sous la mitraille, tous courrent le dos courbé et que, fauchés par un éclat d'obus ou une rafale de mitrailleuse, tous agonisent en crachant le même sang et en appellant leur mère à l'aide, dans quelque langue que ce fût.
Quel est l'intérêt d'étudier ces "petits", ces anonymes dont les souffrances et les sacrifices s'estompent au bénéfice de la "grande Histoire", celle de nos manuels scolaires ? Chacun peut trouver sa raison à cela, et d'aucuns peuvent croire la chose sans intérêt : tout est question de personnalité et d'éducation, à mon sens. Ma propre motivation à étudier ces hommes, qu'il me soit permis de la résumer en citant approximativement l'historien Pierre Miquel, dans son ouvrage intitulé
Les poilus :
"Ces hommes ne sont pas nos ancêtres : ils sont nos frères, et ont vécu ce que nous aurions pu vivre. En cela, ils méritent toute notre attention". Je surenchéris sur ce propos en citant Sir Mortimer Wheeler, lorsqu'il nous dit que
"ce ne sont pas des objets que l'archéologue doit exhumer, mais des êtres humains", et je le complète en disant que cette dynamique d'humanité est non seulement le travail de tout archéologue et de tout historien, mais aussi celui de toute personne sachant prendre la peine de tourner son regard vers ceux qui l'ont précédée. L'Histoire, en somme, est cette science qui doit nous rappeler que nous sommes moins qu'une virgule dans l'âge du Monde et que, bien que
"le sang sèche vite en entrant dans l'Histoire", comme disait un chanteur jadis célèbre, les événements qui nous semblent lointains sont encore extrêmement proches de nous, nous permettant de sentir dans notre dos le souffle de ces mourrants qui, à travers leur seule mémoire, nous supplient de ne pas recommencer ce qu'eux ont eu tant de mal à finir.
Comprendre ce qu'est le quotidien du soldat est un travail sans fin pour l'historien militaire : aussi nombreuses que soient ses lectures, aussi poussée que soit sa volonté de comprendre, quels que soient les témoignages qu'il entendra de la bouche de survivants, il ne se fera jamais qu'un ersatz d'idée de ce que peuvent être le moment d'Apocalypse provoqué par un barrage d'artillerie à Verdun, la lente agonie d'une colonne de prisonniers cheminant dans la neige à Stalingrad, ou même le "simple" fait de n'avoir d'autre choix que de courir, baïonnette au canon, droit sur des positions crachant le tonnerre, le feu et la Mort déchaînée.
La guerre contemporaine, plus que toute autre à toute autre époque, est proprement inimaginable pour qui ne l'a pas vécue.
Du caractère à la fois terrible et unique que fut le sacrifice de nos pères, ce sont souvent les mémoires de soldats qui nous permettent d'avoir l'aperçu le plus marquant, bien que notre perception ne puisse demeurer qu'amplement vague et incertaine, comme je l'ai expliqué. Aussi ai-je décidé de vous résumer en premier lieu
Les Croix de bois, oeuvre magistrale rédigée en 1919 par Roland Dorgelès, qui fut engagé volontaire pendant la Première Guerre Mondiale.
Son ouvrage, il le consacre donc essentiellement aux hommes pataugeant dans la boue, enjambant les cadavres et tentant vainement de ne plus entendre les cris d'agonie de leurs compagnons tombés entre la tranchée allemande et la leur.
Ces hommes, se battirent-ils pour des causes, des idées, des frontières ? En dépit des images d'Epinal qui nous sont rapportées sur les soldats pressés, la fleur au fusil, d'aller casser du bolchévique/nazi/impérialiste/capitaliste/boche/rosbeef/untermenschen/envahisseur en général (rayer les mentions inutiles), on découvre des soldats qui ne savent pas ou plus pourquoi ils se battent, emportés qu'ils ont été par le devoir, la propagande ou la mobilisation générale, et qui n'ont finalement qu'un seul but du début à la fin d'une guerre dont ils ont peu de chances de voir le dénouement : survivre, fût-ce en perdant une jambe ou un bras, blessures salvatrices garantissant le retour à la vie civile.
Las, même lorsque ledit retour a enfin lieu, fût-ce par le sang versé ou par la paix, c'est le plus souvent la découverte d'une nouvelle déception pour les soldats qui, retrouvant une société qui les a oubliés depuis longtemps et dans laquelle ils n'ont plus leur place, se sentent rejetés par ceux pour lesquels on leur avait pourtant dit qu'ils se battaient, ceux-là même qui à leur retour leurs reprocheraient presque d'avoir mis quatre ans à gagner la guerre et de ne maintenant rien savoir faire d'autre que tenir un fusil. Il entrent ainsi sans une nouvelle ère de peines et d'isolement, l'ère des hommes qui ont connu le feu et qui, plus jamais, ne seront capables de s'accorder avec les frivolités d'une existence sans danger qui ne les comprend pas et ne leur offre aucune compensation en retour à leur sacrifice.
Ainsi l'auteur nous fait-il vivre, à travers une escouade et des personnages fictifs, ce que fut son quotidien durant le conflit, mettant dans les paroles et les gestes de ses personnages ce qui fut vécu par lui-même et ses camarades, qu'il n'ose faire revivre de leurs vrais noms, de peur peut-être de n'avoir pas le courage de décrire leurs souffrances.
C'est un témoignage poignant, même s'il est probablement moins cru que celui, par exemple, d'Erich Maria Remarque avec son très dur
A l'Ouest rien de nouveau, ouvrage que je recommande tout autant que celui dont il est question ici, mais dont je mets en garde le lecteur vis-à-vis de la cruauté et du réalisme morbide qui y règnent.
Pour souligner le style et permettre d'entrevoir ce que peut être le but quotidien du soldat, but dont j'ai parlé plus haut, je prends la liberté de vous citer un des derniers paragraphes de l'ouvrage :
A cheval sur une chaise, l'ai éreinté, les joues blêmes et les oreilles écarlates, un buveur, un peu saoul, mâchonnait son avis :
- Paix ou pas paix, c'est trop tard, c'est une défaite. Rien à faire, je vous dis, le coup est joué. Pour nous autres, c'est une défaite.
Sulphart leva la tête et dévisagea celui qui parlait ainsi.
- Moi, lui dit-il, je dis et je prétends que c'est une victoire.
Le buveur le regarda et haussa les épaules.
- Pourquoi ça, que c'est une victoire ?
Sulphart déconcerté chercha un instant, ne trouvant pas tout de suite les mots qu'il fallait pour exprimer son farouche bonheur. Puis, sans même comprendre la terrible grandeur de son aveu, il répondit crûment :
- J'trouve que c'est une victoire, parce que j'en suis sorti vivant...
Enfin, je me fais plaisir en concluant ce bref exposé par les paroles d'un Roy qui fut un esprit éclairé, mais que l'Histoire a occulté, pour avoir fait trop d'erreurs et pas assez de conquêtes :
"Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes : la vraie gloire, c'est de l'épargner" - Louis XV (1710 - 1774)
Et sinon, pour rétablir l'ambiance en finissant dans la bonne humeur, il y a aussi cette petite image que j'adore
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Voilà : première "fiche" terminée.
Désolé d'avoir fait long